Guitare

Chacun joue son rôle ici-bas, malheur à celui qui se cherche un destin…
Je ne vois que ses mains, et sa poitrine qui donne un relief étonnant à ce gilet sans manche en doudoune écrue. Le duvet, poussé par la chair de ses seins sûrement soutenue par de solides baleines est tendu et bombé, mais aucune sensation de balancement ne vient troubler les gestes précis de sa propriétaire. Ses bras sont couverts jusqu’à la moitié du poignet par un tissu bordeaux. C’est ce tissu qu’elle remonte lentement jusqu’au pli du coude après avoir fait deux trois tours sur elle même. Il est 18 h 30, je suis dehors assis sur un banc public, juste en face du petit soupirail à ras de terre qui donne dans sa cuisine souterraine.

une jeune fille
attache son vélo, là,
dans mon oreille gauche

Lentement, je fais glisser la fermeture éclair de la housse de mon instrument et je m’en empare. Je fais des gammes sans queue ni tête, pour dégourdir mes doigts qui s ’ennuient. La musique des doigts est différente de la musique du cœur. Elle n’essaye pas de toucher, d’éveiller des émotions, de raconter une histoire, la musique des doigts aime juste les répétitions. Elle s’invente des chorégraphies douloureuses, et essaye de les retenir. Elle cherche la fluidité, le roulement, la vague.
 
Pendant que mes doigts jouent, puisqu'ils me laissent enfin en paix et arrêtent de me gratter, je peux écouter et regarder à loisir autour de moi… Je suis incognito…

couteau à la main
elle décapite un butternut
crépuscule doré

Derrière moi, l'interminable alignement de platanes de l’avenue Thiers, les rails du tramway, les vélos et des trottinettes qui fusent. Tout le monde rentre à la maison et s’imagine peut-être déjà avec un bol de soupe fumant et des pantoufles savoureuses. Des grappes de feux tricolores règlent la cadence. Les vagues de moteur stagnent et repartent à l’assaut de l’espace et du temps dans un tonnerre bruissant d’explosions sourdes. Le son de ma guitare disparaît et revient au fur et à mesure que le trafic ralentit, s’arrête et repart.
 
Dans le reflet de la vitrine d’une petite concessionnaire automobile, le ciel est rose, griffé de cirrus grisâtres, de fils électriques noirs et des vols acrobatiques des pigeons…

talons aiguille
les appogiatures brodées
de ma gamme mineure

Parfois, les passantes et les passants me sourient, mieux encore, ils me jettent, comme pour tisser un lien de courte durée, une légère plaisanterie guitaristique : un « Olé !» Par-ci, un « J’ai la guitare qui me démange », par-là, ou bien encore, deux petits claps d’applaudissement appuyés d’un clin œil langoureux. Les enfants moins discrets et dépourvus d’humour, me dévisagent ; les plus courageux me lancent un bonjour limpide, comme si j’étais de la famille. Je leur sers alors une pitrerie, une grimace, un chant d’oiseau, un bruitage et leurs yeux s’agrandissent au point que l’univers entier s’y engouffre en quelques secondes. La poussette s’éloigne et lentement, je sens que je m’efface de leur mémoire de poisson rouge…

allumage des réverbères
un rideau de fer roule
avec fracas

La pharmacie du coin est maintenant fermée. Il ne reste que les contorsions de ses néons verts et bleus. Le trafic est plus calme, les passants se font de plus en plus rares et le froid engourdit mes doigts.
 
La musique des doigts froids, c’est le blues.
 
J’ai suivi la recette de la soupe, dans la petite fenêtre, les gousses d’ail, le poireau, les oignons, les carottes et deux belles rondelles de courge. Une main ridée, mais élégante soulève le couvercle du faitout. Un nuage de vapeur remplit la petite cuisine. La main baisse le feu et éteint la lumière. Le geste est parfait. D’un coup, l’obscurité occulte le soupirail.
 
Le bar-tabac a rentré ses tables et ses chaises. Il n’y a plus rien. Une nuit sans étoiles s’installe entre les moignons de platane, la nuit ocre des grandes villes…

entre chien et loup
un vieux caniche lorgne
ma jugulaire

Je range ma pagaie à paillettes, mon moulin à arpèges, ma sulfateuse, ma gratoune, ma rogne, ma six cordes « flamenca », Esméralda, l’amour de ma vie achetée il y a bien longtemps après un mois de travail dans les vignobles. Je lui prodigue quelques caresses langoureuses et comme une princesse endormie, je l’allonge dans le velours noir. Bientôt, elle sera sur mon dos, et je serai son cheval attitré au galop dans le néant de ses songes d’harmonie.
 
Je me lève, et je titube un peu... ankylosé ! Un inaccomplissement profond instille en moi cette éternelle frustration, qui je le sais, pose un pudique voile de ténèbres sur mon regard. J’avale ma salive et je m’élance vers le nord.
 
Une vieille tire son caddie à roulette avec la vigueur d’un mort-vivant qui creuse la terre écrasant son cercueil…
 
Un livreur à pédale zigzague sur le trottoir en regardant son téléphone.

un rat se glisse
dans une poche en papier
ding ! ding ! fait le tramway
 



 

Une mouche

Ta vie c'est du néant qui s'écorche.
On ne sait pas vraiment contre quoi son nappé noir profond se déchire, tout simplement, il n'y avait rien ni personne et soudain... un accro !
Ça commence par une vive douleur, rassure toi, ce n'est pas le néant qui souffre, c'est toi, la blessure.
Souviens-toi, il y a une lumière atroce et des flots rougeâtres, puis, lentement, très lentement, la douleur s’efface et tu t'encroûtes.
Le temps passe, parfois tu t'infectes, parfois la douleur se réveille, mais au bout d'un temps, tu n'es plus que quelques démangeaisons sur la peau lisse et glacée du néant.
Il paraît qu'au bout d'un moment la croûte tombe, et que même parfois la cicatrice disparaît, il ne reste plus que le fantôme d'un léger désagrément...
... et puis un jour, enfin, plus rien !
Le néant est guéri.
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une mouche
dans le café du matin
silence
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